CHAPITRE PREMIER
Comme s’y attendait Liensun, les calculs de Charlster s’avérèrent catastrophiques. Le vieux savant sortit de son laboratoire, l’air guilleret, mais ce qu’il annonça était en complète contradiction avec son attitude ; jamais Liensun n’avait constaté jusqu’à ce jour à quel point l’astrophysicien pouvait se montrer insouciant.
— Eh bien, mon ami, la couche de brouillard et de nuages a encore diminué de cinq pour cent environ. Depuis notre dernière expédition en altitude, nous avons perdu dans les six cents mètres de protection aqueuse. C’est très préoccupant, car à ce rythme dans moins d’un mois nous serons sous le feu infernal du Soleil, surtout à cette latitude, exactement sur le tropique du Cancer.
— Que faut-il faire ?
Charlster eut un haussement d’épaules très désinvolte.
— C’est votre affaire. Moi je vous donne des indications scientifiques, des hypothèses. À vous de trouver la solution pour protéger l’humanité en danger. Mais entre nous, est-ce que cette humanité le mérite ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser faire le destin et vivre intensément les derniers jours qu’il nous reste ?
— Lorsque la Lune explosa, il y eut certainement des savants de votre type pour proposer la même attitude, dit sèchement Liensun.
— Mais que voulez-vous, que pouvez-vous faire ? Protéger votre création par un dôme, une couche d’ozone ? Un filtre contre les radiations ? Vous n’en aurez jamais le temps. Filez en Antarctique… C’est mieux que le pôle Nord actuellement puisque l’axe de la Terre a basculé depuis deux mille ans.
— Vous avez adopté la théorie sibérienne ?
— Les Sibériens n’ont rien inventé. Il y a longtemps que je me suis fait ma propre idée. Maintenant excusez-moi, il faut que je rejoigne mes chères petites amies.
Il s’éloigna en donnant l’impression qu’il allait faire des entrechats. Liensun le suivit d’un regard désabusé. Ann Suba, qui n’avait rien dit jusque-là, vint lui prendre le bras :
— Si nous allions prendre un verre ?
— Les bistrots sont pleins à craquer.
Ils sortirent dans le brouillard épais qui désormais ne permettait plus d’y voir à un mètre. Liensun avait ordonné qu’on trace des bandes lumineuses sur le milieu des rues pour les glisseurs, et des pointillés sur les trottoirs pour les piétons. Il y avait eu une dizaine d’accidents mortels par manque de visibilité. Se rendre à la brasserie la plus proche, moins de cent mètres, était une véritable épreuve. Les piétons se heurtaient d’un coup, et pour traverser la rue il fallait prendre d’extrêmes précautions. De plus, du fait de la condensation, les planches devenaient fortement glissantes. Certains endroits étaient sous vingt centimètres d’eau.
Dans la brasserie, un gardien vigilant réglementait l’ouverture du sas et disposait d’une bombe aérosol qui liquéfiait le brouillard au-dehors, le temps que les clients entrent ou sortent. Une giclée et une pluie battante ou même de la neige tombait. On préférait de la neige, mais si l’homme appuyait trop longtemps sur son poussoir, c’était de la grêle.
— On n’y voit guère mieux, dit Ann Suba.
Malgré ces précautions, la brasserie était fumeuse, bien que l’usage des cigarettes et cigares y soit interdit. Le maître d’hôtel reconnaissant Liensun les conduisit à une sorte de mezzanine et prit leur commande.
— Aucune éclaircie pour bientôt ? demanda-t-il.
— Non, rien, répondit Liensun, sachant que ses paroles étaient guettées par tous les clients de l’endroit.
— Charlster s’en fout, dit Ann Suba, mais nous devons prendre une résolution. C’est soit le train pour l’Himalaya et les hauts plateaux, soit le cargo Princess qui devra naviguer des mois aux instruments, soit encore les dirigeables et hydravions volant à la limite de la couche nuageuse, dix mille mètres, sans garantie d’être épargnés par les radiations.
Trois mille mètres de nuages perdus depuis que Lien Rag avait quitté Lacustra City. Moins de trois semaines, et dans un mois il n’y aurait plus rien pour les protéger du Soleil qui grillerait tout.
— Farnelle est prête à prendre la barre du Princess.
— Avec six hommes d’équipage. Les autres sont depuis longtemps réfugiés dans le Tibet ou ailleurs.
Lacustra avait perdu environ la moitié de sa population et chaque jour des queues impressionnantes se pressaient à la station ferroviaire. Au début, on réservait sa place des semaines à l’avance, mais bientôt il n’avait plus été possible de garantir ces réservations. Des voyous, des gens pourtant connus pour leur civilité autrefois, envahissaient les convois et empêchaient les autres de faire valoir leur droit, arme au poing s’il le fallait. Désormais on faisait la queue pour embarquer et il n’était même plus question de payer son billet. Les trains quittaient la station toutes les deux heures environ et roulaient lentement vers Tcheou Voksal, elle-même très embouteillée, où il ne restait plus qu’un cheminot sur quatre. Les trains qui devaient revenir à vide ne le faisaient plus régulièrement. Les réfugiés s’en emparaient pour continuer au-delà de Markett Station, vers l’Himalayenne.
On leur apporta du thé brûlant avec des biscuits. Ils se servirent en silence. Liensun voyait à peine le visage d’Ann à un mètre du sien. Des nuées jaunâtres passaient et repassaient sans cesse entre eux, chargées d’odeurs désagréables.
Dans la salle un peu en dessous, les gens buvaient surtout de l’alcool. Liensun se demandait jusqu’à quand le patron de l’établissement tiendrait bon avant de s’enfuir. On ne trouvait plus de draisines à louer ni à acheter et il avait fallu interdire aux taxis glisseurs de quitter la cité.
— Nous cherchons un produit pour enduire nos hydravions mais nous n’avons plus guère de chercheurs spécialisés dans ce domaine. Ils sont tous partis depuis quelques jours, et d’ailleurs nous ne parviendrons pas à sortir les derniers appareils.
— Le dirigeavion ?
— Il peut voler mais sans garantie. Il emporterait quatre cents tonnes. Disons dans les deux à trois mille personnes si elles acceptaient d’être empilées comme des marchandises, ce qui n’est guère concevable. Il était fait pour le transport du fret surtout. On pourrait tout juste embarquer huit cents personnes dans des conditions acceptables, et le reste en provisions et équipements divers, mais pour aller où ? Le pôle Sud ?
— La mort du Caudillo bouleversera quand même la situation politique.
La nouvelle datait de quarante-huit heures seulement. Le Kid l’avait gardée secrète et la Guilde des Harponneurs ne l’avait pas divulguée. Le Kid avait bombardé le cargo du dictateur et veillé à ce que son corps soit identifié. Il avait détruit le même jour deux autres cargos et l’on estimait que la garde de Herandez avait totalement péri, que les plus fanatiques des Harponneurs n’existaient plus. Cependant on ignorait ce que feraient ceux qui restaient en vie.
— Je ne suis pas capable de partir seule avec quelques personnes de connaissance, dit Ann Suba. Une fois de plus tout recommencer ailleurs ? Je ne sais pas si j’en aurais le courage.
— Yeuse s’est réfugiée vers le sud, Punta Arenas, et éventuellement peut commencer la reconquête de l’Antarctique.
— Mais ces millions de gens qui ne savent où aller en Australasie, Africania, Sibérienne, Transeuropéenne et enfin dans la Panaméricaine ?
— Il faut se sauver seul ou mourir avec eux, dit sèchement Liensun. Le dilemme est là et non en considérations sentimentales.
Dans un coin une querelle commença par des cris et se termina par une bagarre. Les serveurs n’intervinrent même pas et la tension retomba très vite.
— Les gens boivent trop, constata Ann Suba, sans son ton habituel de moraliste.
Depuis quelque temps elle montrait plus de tolérance envers la population.
— Crois-tu que le super-ice-tanker a pu rejoindre des eaux moins soumises aux brumes ? demanda Liensun. Ce message radio qui annonçait que mon père avait retrouvé son cousin Lienty Ragus, dit Gus, et le cadavre de cet animal de l’espace me paraît bien suspect. Il a été envoyé par un des cargos qu’il a dépannés en plein Pacifique. Reflète-t-il la vérité ? Par manque de moyens de transmissions, le moindre mot, la moindre phrase se trouvent vite déformés, estropiés.
— C’était pourtant logique. Le Bulb serait tombé dans la mer et Gus aurait survécu à cette chute.
— Je n’y crois pas. Charlster non plus. Nous pensons que le satellite est tombé, bien sûr, mais il est impossible qu’il y ait eu des survivants à bord. Cependant j’espère que mon père navigue vers le sud, en dehors de la zone des brouillards épais.
Liensun évitait de regarder au-dehors. Il n’y avait rien à voir que ce mur spongieux, de couleur jaunâtre avec des traînées noires, qui parfois enfantait un ou plusieurs êtres humains.
— Une éponge, effectivement. Nous sommes protégés par une éponge humide haute de dix kilomètres qui emplit notre espace au point que l’air respirable se fait rare… On aura bientôt les poumons pleins d’eau et depuis quelques jours l’hôpital ne cesse de faire des ponctions. On va essayer de distribuer des masques filtrants mais nous ne disposons pas d’assez de monde pour les fabriquer.
— Nous partirons les derniers, murmura Ann Suba. Vous allez encore effectuer quelques vols au-dessus de la couche des nuages ?
— Demain. Si Charlster est disposé. Les trois filles lui ont confectionné des vêtements de petit garçon dans lesquels il adore passer des heures. Et les filles sont en rose bonbon avec des nœuds dans les cheveux. Je préfère ne plus aller chez lui.
— Si jamais elles s’affolent et veulent rentrer à Markett Station, Charlster les accompagnera, et nous n’aurons plus aucun renseignement scientifique acceptable sur l’évolution de la situation.
— Je ne le pense pas, dit Liensun en mordant dans la dernière galette qui restait sur l’assiette.
Ann Suba le regarda en avançant sa tête pour bien distinguer son visage.
— Tu les as menacées ?
— Oui. De les enfermer en prison et de les y laisser même quand tout le monde sera parti.
— Tu es odieux.
— Il n’y a jamais eu de prison à Lacustra City, murmura-t-il. Il n’y avait pas eu de délits importants jusqu’ici, mais désormais ils sont quotidiens. On dit qu’un crime est accompli toutes les six heures. Pour vol et pour s’emparer d’une place dans les trains. On a l’autre jour assassiné un chauffeur et son mécanicien. Quatre personnes de la même famille qui ont pris leur place. On n’a découvert les cadavres des deux malheureux que le lendemain.
Ann Suba devait se rendre à la Manufacture Kurts, mais la pensée de marcher dans le brouillard durant au moins une heure l’épouvantait. D’ordinaire elle effectuait ce trajet en un quart d’heure.
— Je vais t’accompagner, dit Liensun. J’ai des réflecteurs pour les bras et les jambes.
Le directeur refusa qu’il paie, disant que désormais il ne cherchait plus à faire de bénéfices.
— J’ai besoin de tout ce monde pour ne pas céder au désespoir, et tant que j’ai de la marchandise, je persisterai. Ensuite, je ne sais pas.
Il prit sur lui de marcher au milieu de la rue car les glisseurs se faisaient rares. On les entendait venir mais sans savoir d’où ils allaient surgir. Marcher ainsi était exténuant et ils durent à plusieurs reprises se réfugier sur le trottoir pour reposer leurs yeux et tous leurs sens.
— L’océan aurait baissé de plusieurs mètres encore cette nuit, mais je n’ai pas encore les chiffres, dit-il.
Dans l’usine on avait essayé d’installer des filtres, sans grand succès, et les violentes lumières des ateliers étaient comme enfermées dans un grillage de fines gouttelettes et ne donnaient que de vagues lueurs. L’effectif avait fortement diminué et seuls quelques employés subalternes traînaient çà et là.
— Les ingénieurs, les techniciens ont décampé… Nous avons concentré les effectifs sur le dirigeavion. Toutefois je ne suis pas certain qu’il pourra même s’envoler un jour. Il ne pourra pas voler à dix mille, à huit seulement.
— Dans quelques jours la couche des nuages sera de cette épaisseur.
— Il y a une foule de détails à régler. Nous avons demandé aux gens où ils désiraient se réfugier et beaucoup pensent à l’Himalayenne et à toutes les petites Compagnies du Tibet.
— Les Échafaudages, fit Liensun, rêveur. Tu crois que nous pourrions nous y installer à nouveau ?
— Certainement, mais pourquoi pas chez Yeuse ? Là-bas le brouillard est relatif et permet une visibilité convenable. Et jamais le Soleil n’y fera les mêmes ravages qu’ici.
— Notre sort est donc précaire, si notre survie ne devient possible que dans ces zones-là. Nous devrons abandonner toute la Terre au Soleil ?
— Il est possible que la couche d’ozone se reforme par dissociation moléculaire de l’oxygène sous l’influence d’ultraviolets très courts, et aussi des électrons libres et des radiations cosmiques. L’air polaire en contient plus que l’air tropical qui est trop stable. Il y aura aussi l’influence des saisons. D’ici quelques décennies, la vie pourrait à nouveau redevenir possible.
— On ne peut en fabriquer pour l’envoyer dans les couches supérieures ?
— Pas pour l’instant. Cette couche devrait se trouver entre vingt et quarante kilomètres… Deux millimètres et demi suffiraient à empêcher les ultraviolets d’atteindre le sol.
Ils s’immobilisèrent devant le dirigeavion qui était une réussite technique irréprochable, malgré sa silhouette quelque peu inélégante. Pour l’instant sa structure gonflable était repliée, mais utilisée, elle rendait les possibilités de l’appareil extraordinaires, car il pouvait décoller de n’importe où à la verticale et ensuite l’hélium soulageait d’autant les moteurs pour une vitesse horaire assez élevée, dans les quatre cents kilomètres à l’heure.
Ils en visitèrent l’intérieur. Outre la passerelle, il existait des cabines, des endroits de vie pour l’équipage et les passagers, mais c’étaient surtout les immenses soutes qui attiraient l’attention.
— Si nous choisissons l’Antarctique, il faudra prévoir large, dit Liensun.
— C’est fait, dit-elle. Nous avons des containers déjà prêts. J’ai dit à mon personnel que tous ceux qui le désiraient seraient acceptés, toutefois la plupart, surtout ceux qui étaient chargés de famille, ont préféré partir vers l’Himalaya. Je leur souhaite de réussir à s’implanter là-bas, mais l’altitude et les glaciers ne les protégeront pas, contrairement à ce qui se disait.
Liensun retourna seul au domicile du professeur Charlster. Sur les quatre gardes qui auraient dû se trouver de faction, il n’en restait qu’un, les autres ayant brusquement décidé de tenter leur chance pour le train qui partait en fin d’après-midi. On disait que très peu de convois seraient désormais disponibles et c’était vrai. Il essaya de téléphoner à Songe pour qu’elle lui expédie des trains vides, mais ne put la joindre, même les communications devenaient difficiles.
— Une deuxième Grande Panique, dit-il à voix haute en allant et venant dans le laboratoire vide.
Farnelle et son copain Danglov avaient décidé de rester pour l’instant à Lacustra City, alors que des équipages des radeaux n’étaient jamais arrivés à destination. On espérait qu’ils avaient réussi à aborder sur les côtes de l’ancien Japon ou de l’ancienne Corée d’où ils pourraient éventuellement rejoindre leurs pays respectifs. Liensun se demandait ce qu’il advenait du S.I.R.C., la scierie des îles de la Reine Charlotte, et de son personnel. Tout ce bois ne pourrait plus être utilisé et la construction de Lacustra City allait en rester là. Un jour on découvrirait de belles ruines lacustres, à moins que le Soleil ne grille tout lorsque la couche nuageuse serait insuffisante pour protéger le sol.
Il faisait de plus en plus chaud. On se promenait en vêtements légers qui aussitôt se trempaient, et pas seulement à l’extérieur, à l’intérieur aussi. Il était impossible d’empêcher le brouillard de pénétrer partout, et on en trouvait même dans les placards où il se condensait le long des murs. On étanchait constamment.
Farnelle et Danglov arrivèrent à la nuit avec de quoi faire un bon repas et de quoi boire. C’était la seule façon d’oublier le danger qui menaçait et de passer le temps. Avec ce brouillard, il n’y avait rien à faire. L’électricité produite par une centrale thermique commençait de manquer durant des heures, faute surtout de techniciens pour régler les alternateurs car les réserves en fuphoc étaient abondantes.
— Le Princess est en train de rouiller, dit Farnelle avec accablement. Ce cargo a traversé la Grande Panique et la période glaciaire, et voilà qu’il va partir en poussière de rouille. À nous deux on n’arrive plus à l’entretenir. Il ne reste en tout et pour tout que quatre hommes d’équipage dont trois poivrots. Ils sont fin soûls du matin au soir, et le quatrième qui ne boit pas passe son temps dans le local radio, à envoyer des messages pornographiques dans le monde entier. Alors que les gens attendent un peu partout des télégrammes d’espoir ou du moins des nouvelles, qu’est-ce qu’ils reçoivent ? « Si vous avez vingt ans et une belle bouche, venez donc me sucer la…» C’est de la folie totale.
Ann Suba tardait à venir et ils s’inquiétaient car avec la nuit la circulation devenait impossible. Dans la journée une lumière sulfureuse existait, mais à partir de six heures, terminé. Elle finit par arriver, disant qu’elle tournait en rond dans le quartier depuis des heures.
— Je me demande si nous pourrons désormais emprunter les rues. Pourquoi ne pas percer des issues à travers les immeubles pour se déplacer plus vite ? De toute façon il n’y a plus de locataires. J’ai vainement essayé de trouver quelqu’un qui me renseigne. Il n’y a pas une seule lampe qui brille dans tout le quartier.
Liensun, à la pensée qu’on pourrait pratiquer des passages permettant de se déplacer dans une atmosphère moins liquide et surtout plus claire, eut un coup au cœur : sa belle cité allait finir ainsi, percée de part en part, livrée aux pilleurs, aux saccageurs et pour finir aux rayons ardents d’un Soleil effrayant.
— Nous allions atteindre le million de mètres carrés avant la fin de l’année. Un million de mètres carrés, vous vous rendez compte ? La plus belle ville du monde…
Il se rendit compte que chaque soir il se laissait aller à un grand découragement qui fatiguait ses amis.
— Nous devons partir, dit-il peu après. L’Antarctique sera la seule région épargnée. Le Caudillo est mort et nous retrouverons là-bas la plupart de nos amis. Nous pourrions recréer une colonie dynamique. Il y a des éléphants de mer, des baleines.
— Et Euphosia ?
— C’est un endroit qui ne pourra jamais accueillir plus de mille personnes.
— Nous ne serons que quelques centaines quand nous quitterons Lacustra City, dit Ann Suba. Les gens s’enfuient de plus en plus nombreux et, désormais, les trains sont envahis par une foule qui s’installe même sur le toit des wagons. L’exode a commencé dans ce qu’il aura de plus lamentable. Bientôt toutes les boutiques fermeront et nous ne trouverons plus rien à acheter.
— Nous avons de grandes provisions dans le Princess… Mais nous devrons donc l’abandonner ici ? demanda Farnelle, les larmes aux yeux.
— Nous abandonnerons tous quelque chose qui nous tient à cœur, dit Ann Suba avec une grande douceur. Kurty est toujours à ton bord ?
— Oui. Lui qui voulait devenir pilote d’hydravion…
— En Antarctique tu retrouveras ton fils Gdami.
— Sont-ils seulement encore sur l’eau ? La traversée de l’équateur a dû être très éprouvante, surtout dans cette obscurité liquide. Même avec des instruments très perfectionnés, je ne vois pas comment cette énorme masse de glace aurait pu s’en tirer à bon compte. Cette idée aussi de ravitailler les cargos qui se trouvaient à sec de carburant dans l’océan…
— Certains ont pu revenir à Tsing Voksal.
— Combien ? Trois ? Sur combien ? Trente ?
Les nouvelles devenaient rares. Les animateurs des différents émetteurs rabâchaient depuis des jours les mêmes informations. On commençait à faire le tri entre tous ces postes qui émettaient désormais. Les uns cherchaient le spectaculaire en inventant des catastrophes qui n’avaient jamais eu lieu, d’autres enjolivaient les quelques nouvelles qu’ils recevaient. Il y avait des dizaines de sectes qui en profitaient pour faire du prosélytisme en invoquant souvent la Bible, le Coran ou tous les livres religieux connus ou inconnus.
— Demain nous devons effectuer une mission au-dessus des nuages, dit Liensun, et je vais voir si Charlster est prêt.
Il revint au bout de cinq minutes.
— Ils ne répondent pas. Soit ils dorment, soit ils sont très occupés. J’y retournerai dans un moment.
— Cette fois vous allez voler à moins de dix mille, si j’ai bien compris, dit Danglov, l’ami de Farnelle. J’aimerais bien vous accompagner.
— Je ne sais si nous aurons un équipage, annonça Ann Suba avec un humour qui passait mal. Mais je me mettrai aux commandes, s’il le faut.
La soirée traînait un peu et Farnelle regardait l’heure, prête à rejoindre le Princess.
— Croyez-vous que le Kid ait pu poursuivre son offensive contre la Guilde ? demanda Danglov. Ce sacré petit bonhomme a réussi à piéger le Caudillo et à le tuer ainsi que sa garde personnelle. À sa place j’en aurais profité pour envahir l’Antarctique.
— Le Kid n’a que quelques commandos mais il aurait pu demander à Yeuse d’intervenir. Il l’a peut-être fait. Mais nous n’en savons rien. Je ne sais pas comment les Roux accepteront ces nouveaux colons. Le Kid jouit auprès d’eux d’un prestige certain, car dans sa Compagnie de la Banquise il a veillé à les protéger, mais eux ne veulent plus personne sur leur territoire. Ils ont désormais une conscience collective de leur force et de leur lieu d’habitation, ce qui est tout à fait nouveau. Durant des siècles ils ont erré sur la Terre sans se fixer.
— Nous devrions les combattre pour nous imposer ? demanda Danglov. Ce serait ennuyeux. Je n’ai pas envie d’aller tuer ces sauvages-là pour m’installer à leur place.
— Nous devons aboutir à un accord, mais pour cela il leur faudrait sinon un chef, du moins une organisation qui prenne les décisions. Ils n’en veulent pas. Ce qu’ils souhaitent, c’est une adhésion globale à un projet. Un à la fois, et ce fut d’abord la guerre sous-glaciaire contre les Harponneurs.
Liensun expliqua comment ils réagissaient collectivement et comment ils avaient fini par affaiblir la Guilde.
— Le Caudillo venait à Euphosia dans l’espoir de s’en emparer et de continuer la chasse aux baleines dans un endroit où aucun Roux ne s’est jamais implanté, c’est dire la crainte qu’il avait du Peuple du Froid. Tout à l’heure vous disiez que le Kid l’avait piégé, mais en fait il a profité d’un hasard inouï. Il n’allait pas laisser passer cette occasion unique et il a réussi à nous débarrasser de cet homme qui nous empoisonne la vie depuis des années. Je vais voir si Charlster est disposé à me recevoir.
Farnelle et Danglov se préparaient à affronter la nuit épaisse du dehors. Par chance, ils pourraient atteindre facilement l’océan mais devraient se treuiller pour descendre jusqu’à l’eau. Il n’y avait plus personne pour cette opération-là et le couple devrait manœuvrer lui-même la benne avec tous les risques que cela comportait.
— Vous auriez dû emmener Kurty avec vous et vous auriez pu coucher ici. C’est ce que je vais faire, dit Ann Suba, car rejoindre mon domicile serait trop risqué.
Ils attendaient Liensun qui devait discuter avec le vieux savant de l’expédition du lendemain.
— Les risques sont de plus en plus gros, avoua Ann Suba, car la maintenance des hydravions n’est plus ce qu’elle était et nous volons sur des appareils qui peuvent avoir des ennuis sérieux, surtout à haute altitude. Il faut éviter de sortir de la couche nuageuse sous peine de griller en quelques minutes.
— Demain je serai des vôtres, dit Danglov.
— Vous n’allez pas dormir longtemps car nous partons très tôt.
Liensun revenait en courant, le visage furieux.
— Ils sont partis. Tous les quatre et certainement depuis pas mal de temps, d’après mes constatations.